Commencer à vivre le monde que nous voulons dans notre propre vie Interview de Cyril Dion par Olivia Zeitline
J’ai rencontré Cyril Dion, 35 ans ancien comédien, bientôt écrivain et réalisateur, cofondateur du mouvement Colibris prônant de nouvelles formes d’agriculture, d’éducation, de valeurs humaines, un changement de société. Si les solutions pour faire évoluer le système existent pourquoi ne se mettent-elles pas en place ? Que pouvons nous faire à notre petite échelle ? Il a répond un truc super simple mais tellement vrai : il faut commencer par être heureux nous mêmes car quand on agit cela a une conséquence sur l’ensemble de la planète.
Qui es-tu, que fais-tu de ton temps? As-tu déjà changé de vie ?
Oui, J’ai déjà changé de vie 2 ou 3 fois.J’ai fait des études d’art dramatique et j’ai travaillé pendant 2 ans en tant qu’acteur avant de me rendre compte que cette vie la n’était pas faite pour moi. J’avais fait ce métier pour faire de l’art et je me retrouvais à faire des publicités et des téléfilms. J’ai donc essayé de changer, je me suis arrêté un an pour écrire. J’écris depuis que j’ai 12 ans. Puis j’ai cherché comment allier écriture et activité professionnelle. Je me suis formé en réflexologie plantaire et je bossais en entreprise. Je massais les cadres de l’industrie du disque qui venaient relâcher toute leur angoisse et leur stress pendant ce petit moment de pause.
J’ai fait ça pendant un an puis c’est devenu plus difficile car l’industrie du disque se cassait la figure. À ce moment la j’ai rencontré Alain Michel qui montait une fondation (Hommes de parole) et cherchait un coordinateur de projet pour monter un congrès israélo-palestinien en Suisse. Je n’avais jamais fait ça de ma vie mais comme il est un peu fou il m’a fait confiance ! Ensuite nous avons organisé ensemble et avec toute une équipe le premier et le deuxième congrès mondial des imams et des rabbins pour la paix. J’ai fait ça pendant 5/6 ans.À l’issue de quoi j’ai à nouveau eu envie de changer. J’étais fatigué et déçu de ce milieu très politique. Je me suis dit que le changement devait venir de la base, des gens. J’ai alors été sollicité par Isabelle Desplats et quelques personnes qui cherchaient quelqu’un pour monter un mouvement autour des idées de Pierre Rabhi. C’est ainsi que j’ai eu la chance de créer le mouvement Colibris. J’ai fait ça pendant 7 ans. L’an dernier j’ai demandé à arrêter de diriger le mouvement pour garder juste un rôle de porte parole et de co-fondateur et me consacrer au magazine Kaizen (que nous avions monté entretemps) et à un film documentaire que je vais tourner avec Mélanie Laurent.
C’est à nouveau un moment de changement où je ressens très fort le besoin d’unir mon engagement et mes aspirations à créer. Un recueil de poèmes va être publié aux éditions de la Table ronde au mois de mars/avril 2014. Je suis en train de retourner vers mes premiers amours, mes activités artistiques, mais en essayant de les faire participer au changement de la société.
La faim dans le monde n’est pas une fatalité ?
Non bien sûr. Nous serions d’ores et déjà en mesure de nourrir la planète avec le gâchis alimentaire : ce que jettent chaque année les Américains et les Anglais suffirait à nourrir le milliard de personnes qui souffrent de la faim dans le monde.
Parallèlement, nous avons besoin de profondément transformer le système agricole qui fait que de nombreux paysans dans le monde ne mangent pas à leur faim. Ils sont entraînés dans une logique de marché par laquelle ils produisent pour l’exportation et délaissent l’agriculture vivrière de leur pays. On a besoin de retourner vers une agriculture de plus petite taille dans laquelle chaque pays puisse produire ce dont ils ont besoin et avec des techniques n’utilisant pas de pétrole ni de pesticides.
Avec le mouvement Colibris, nous défendons l’agroécologie qui est une façon de faire de l’agriculture en prenant en compte tout un écosystème. Aujourd’hui des études montrent et notamment un rapport de l’Onu paru en mars 2011 et qu’il est possible de multiplier par 2 les rendements dans les 10 ans de tous les pays étudiés avec des méthodes agroécologiques. Elles sont particulièrement adaptées aux pays du Sud qui ont très peu de mécanisation. Dans le monde, il y a 28 millions de paysans qui ont des tracteurs et 1 milliard 250 millions qui travaillent à la main. Leur donner des techniques qui ne nécessitent pas de mécanisation est primordial.
Alors pourquoi des populations meurent encore de faim si nous avons les solutions ?
Il y a beaucoup d’autres domaines que l’agriculture pour lesquels les solutions existent. Si on prend l’exemple du climat, nous savons qu’en 2100 la planète sera plus chaude qu’elle ne l’a été depuis 3 millions d’années si nous continuons à ne rien faire. Or nous n’avons aucune certitude que les espèces vivant sur Terre (qui n’existaient pas il y a 3 millions d’années) pourront y survivre.
Alors que cette situation est extrêmement grave, rien ne se passe. A mon sens il y a trois grandes raisons à cela :
1/ la pression des lobbies qui arrivent à acheter des responsables politiques de façon plus ou moins déguisée est extrêmement forte
2/ Dans les pays occidentaux, la faim dans le monde ou le réchauffement climatique sont indolores, ils ne se voient et ne se ressentent pas. Par conséquent, les gens ne se mobilisent pas. Je pense qu’ils bougeront de façon très déterminée quand ils prendront la crise en pleine figure.
3/ Nos responsables politiques ont encore une façon de penser du siècle dernier. Ils n’ont pas intégré le changement de culture nécessaire. Par exemple, ils voient toujours les ressources sous forme de stocks plutôt que de flux. Aujourd’hui nous pompons les ressources naturelles jusqu’à épuisement alors que nous savons mettre en place des fonctionnements en boucle comme l’économie circulaire où chaque objet créé entre dans une chaîne de recyclage infinie et où chaque matière première est toujours une matière qui a déjà été utilisée.
Autre exemple, les politiques s’appuient toujours sur l’idée d’une croissance économique matérielle infinie alors qu’aujourd’hui, nous devrions nous concentrer sur une recherche de croissance des potentialités humaines et sur une économie beaucoup plus localisée et dématérialisée. Malheureusement, ils ont encore trop tendance à regarder les problèmes à court terme, à chercher les mesures spectaculaires qui leur permettront de se faire réélire alors que nous avons besoin qu’ils prennent des mesures dont les résultats se verront parfois dans 20 ans. Les électeurs ont aussi leur part de responsabilité dans cette situation, ils veulent voir des résultats tout de suite ce qui n’est pas possible.
Qu’est ce que nous pouvons faire chacun à notre échelle pour participer au changement de la société ?
La première chose à faire et la plus importante, à mon avis, est de faire ce qui nous rend heureux ; ce qui nous passionne le plus dans la vie. Aujourd’hui l’essentiel des comportements que nous avons, et qui détruisent le tissu social ou la planète, sont des comportements de compensation. Trop souvent, nous cherchons à compenser le vide à l’intérieur de nous, en consommant, en partant en week-end à l’autre bout de la planète ou en cherchant à dominer les autres, à être le plus fort, le plus reconnu, le plus influent. Nous entrons dans des logiques de compétitions pour trouver la reconnaissance que nous n’arrivons pas à nous donner à nous-mêmes. La reconnaissance est un besoin fondamental. Donc faire la chose qui nous passionne le plus, qui a du sens pour nous et qui nous épanouit est un bon moyen de briser cette chaîne de la compensation.
Ensuite, il est primordial de nous demander, pour chaque chose que nous faisons, quel impact elle a sur la planète et sur les êtres humains. Cela demande de se renseigner un peu ! Une fois que nous en sommes conscients, nous pouvons agir : acheter des produits biologiques, locaux, équitables pour diminuer le dérèglement climatique, la pollution de l’air et de l’eau, pour que les paysans autour de nous puissent continuent à vivre, économiser l’énergie de toutes les façons possibles, réduire au maximum ses déchets, choisir de ne pas acheter lorsque ce n’est pas nécessaire, etc. Beaucoup de sites expliquent très bien ce que l’on peut faire et pourquoi…
Quel peut être notre déclic pour changer ?
Ce qui nous manque à mon avis, c’est une vision de la société que nous aimerions construire. Comme le plan d’une maison, qui nous permette de rêver et de nous organiser pour la bâtir. De nous donner un objectif désirable. Sans cette vision, on a l’impression que chaque petit geste est perdu dans l’océan et qu’il ne sert à rien. Si je prend une douche plutôt qu’un bain qu’est ce que ça va changer ? Alors qu’il faut comprendre qu’une société est une multitude d’individus, 7 milliards d’individus, qui sont chacun à leur échelle le monde. Si nous avons cette vision de l’avenir, nous comprenons que chaque petit pas que nous faisons est comme une brique que nous posons pour construire la maison à laquelle nous rêvons. Et plus nous serons nombreux à le faire, plus le chantier ira vite !
Je pense que c’est la seule chose que nous pouvons faire : commencer à vivre le monde que nous voulons construire dans notre propre vie. Puis, chercher à avoir un impact plus large.
Il faudrait tous aller vers ce que l’on aime faire mais comment dépasser le blocage de l’argent ?
Peut-être pourrait-on résoudre ce problème de façon structurelle en instaurant un revenu de base inconditionnel, une allocation que tout le monde percevrait pour faire des activités choisies et non subies. Mais de mon expérience, il est déjà possible de dépasser le blocage de l’argent, qui est parfois plus psychologique que réel. Ce sont des histoires que l’on se raconte. Je n’ai jamais fait un métier que je n’aimais pas et pourtant, les embuches étaient nombreuses. Je donne aussi souvent l’exemple du photographe JR qui faisait des graffitis sur les murs et ne venait pas d’un milieu favorisé. Aujourd’hui c’est un des artistes contemporains qui vend des photos les plus chères au monde. Il était porté par quelque chose. Ce qui manque souvent c’est de savoir ce que l’on veut faire, ce qui nous anime, nous fait brûler à l’intérieur.
Est ce toujours possible de vivre de son art ?
Je pense que dans un premier temps, il faut se donner corps et âme à sa passion artistique pour vérifier si l’on est vraiment un artiste ou non. Et il faut avoir le courage de ne pas se mentir et de faire autre chose si ce n’est pas le cas. Si on a le sentiment que c’est un besoin viscéral, il faut trouver des solutions financières tout en continuant à créer en parallèle. Ceux qui y arrivent sont des gens qui ont accepté de prendre plus de risques que les autres et de se donner complètement à leur art. C’est quelque chose qui demande du courage.
C’est quoi être libre ?
Chez Colibris, on parle de l’autonomie alimentaire, énergétique. Être libre c’est d’avoir un degré d’autonomie personnel et collectif suffisamment important pour ne jamais être enfermé. Par exemple, dans l’agroalimentaire, 5 centrales d’achat contrôlent 90% de l’alimentation produite et distribuée sur tout le pays ce qui nous ôte de la liberté. Organiser des circuits courts type AMAP en faisant en sorte de créer un lien particulier avec un paysan redonne de la liberté.
La liberté est aussi intérieure, c’est ta capacité à sortir de ton conditionnement, du carcan des conventions pour être qui tu es fondamentalement. C’est le travail de toute une vie. Le bonheur est une conséquence de la liberté autant qu’il en est un déclencheur.
Qu’est ce que la conscience ?
La conscience c’est notre appréhension de la réalité. Élever son niveau de conscience c’est comme gravir une montagne. Plus tu montes, plus tu vois le paysage largement. Tu perçois les choses d’une façon plus fine et globale. Pour l’humanité avoir un plus haut niveau de conscience serait par exemple de comprendre que lorsqu’on agit, cela a une conséquence sur l’ensemble de la planète. On habite pas juste une ville, un quartier mais on fait partie de l’espèce humaine, de l’Univers et nous avons la responsabilité de faire perdurer le système.
Est ce qu’on va y arriver ?
Ça ne dépend que de nous, on peut y arriver mais il faut qu’on le décide, que nous fassions un choix très déterminé à la fois dans la façon dont nous vivons nos vies individuellement et collectivement. Nous devons nous mobiliser pour orienter la société dans une autre direction.
Je repars de là avec le sourire et des papillons dans le ventre, avec l’envie de faire ce que j’aime sans plus jamais écouter ceux qui nous disent que la vie est dure et qu’on n’y peut rien.
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