« Ma vie… remonte à travers le temps et l’espace jusqu’aux tout débuts du monde et jusqu’à ses limites les plus extrêmes. En mon être, je résume l’héritage terrestre et l’état du monde en ce moment.
Être en vie, c’est s’émerveiller – au moins occasionnellement, au moins avec des lueurs d’un profond émerveillement intuitif – devant la machine de hasard et de choix de Rube Goldberg qui fait de nous qui nous sommes alors que nous marchons, trébuchant sur les chemins improbables qui nous ramènent à nous-mêmes .
La plupart d’entre nous peuvent identifier des points auxquels nous aurions pu pivoter dans une direction totalement différente, aller vivre sur un autre continent ou construire une maison là-bas, quitter un amant ou rester, attendre une autre promotion ou quitter son travail. Même les choix apparemment insignifiants peuvent provoquer d’énormes ondulations dont nous pouvons rester totalement inconscients – nous ne saurons jamais les malheurs exacts que nous avons évités en descendant cette rue et non celle-là, ni l’ampleur exacte de nos actes involontaires.
Peut-être que notre lacune la plus grande entre la seule vie que nous avons et toutes les vies que nous aurions pu avoir vient de l’emprise de notre peur de passer à côté de quelque chose, ces illuminations soudaines et désorientantes dans lesquelles nous reconnaissons que des possibilités parallèles existent à côté de notre présent et de nos choix.
« Nos vies vécues pourraient devenir un deuil prolongé ou une crise sans fin à propos des vies que nous n’avons pas pu vivre », a écrit le psychanalyste Adam Phillips. « Mais les choses que nous subissons, qu’elles soient forcées ou choisies, font de nous ce que nous sommes. »
Les événements parsèment notre sens de soi, notre expérience constante de l’identité personnelle qui, comme le poète et philosophe John O’Donohue l’a si brillamment observé, « n’est pas simplement un processus empirique d’appropriation ou de digestion de blocs de vie ».
Personne n’a capturé cette conscience existentielle ultime plus magnifiquement, ni avec plus de nuances, que la philosophe et féministe existentialiste française pionnière Simone de Beauvoir (9 janvier 1908-14 avril 1986) dans son autobiographie.
Dans la tribune du constat chanceux de sa propre longue vie, Beauvoir réfléchit à cette constellation de hasard et de choix :
Chaque matin, avant même d’ouvrir les yeux, je sais que je suis dans ma chambre et dans mon lit. Mais si je m’endors après le déjeuner dans la pièce où je travaille, je me réveille parfois avec un sentiment d’étonnement enfantin — pourquoi suis-je moi-même ?
Ce qui m’étonne, comme il étonne un enfant lorsqu’il prend conscience de sa propre identité, c’est le fait de me retrouver ici, et en ce moment, au plus profond de cette vie et pas d’une autre. Quel coup de chance a provoqué cela ?
Avec un œil sur l’élément de chance et ses innombrables manifestations, elle ajoute :
La pénétration de cet ovule particulier par ce spermatozoïde particulier, avec ses implications de la rencontre de mes parents et avant celle de leur naissance et les naissances de tous leurs ancêtres, n’avait pas une chance sur des centaines de millions de se produire.
Et c’est le hasard, un hasard tout à fait imprévisible dans l’état actuel de la science, qui m’a fait naître femme. À partir de là, il me semble que mille futurs différents ont pu naître de chaque mouvement de mon passé : j’ai pu tomber malade et interrompre mes études ; Je n’aurais peut-être pas rencontré Sartre ; n’importe quoi aurait pu arriver.
Mais pour la plupart d’entre nous, note Beauvoir, malgré le plus grand accident cosmique de toute vie et de la nature de la chance de notre vie en particulier, nous vivons notre existence comme non accidentelle.
Elle écrit:
Jetée dans le monde, j’ai subi ses lois et ses contingences, gouvernée par d’autres volontés que la mienne, par les circonstances et par l’histoire : il est donc raisonnable que je me sente moi-même contingente. Ce qui me bouleverse, c’est qu’en même temps je ne suis pas contingente.
Si je n’étais pas née, aucune question ne se serait posée : je dois prendre le fait d’exister comme point de départ. Certes, l’avenir de la femme que j’ai été peut faire de moi quelqu’un d’autre que moi-même. Mais dans ce cas, ce serait cette autre femme qui se demanderait qui elle est. Pour celui qui dit « Me voici », il n’y a pas d’autre possibilité de coexistence.
Pourtant, cette coïncidence nécessaire du sujet et de son histoire ne suffit pas à apaiser ma perplexité. Ma vie : elle est à la fois intimement connue et lointaine ; elle me définit et pourtant je me tiens en dehors.
Considérant la nature précise de cet « objet curieux », Simone de Beauvoir s’appuie sur la physique qui a révolutionné la compréhension humaine de la vie et de la réalité de son vivant et écrit :
Comme l’univers d’Einstein, il est à la fois illimité et fini. Sans limites : elle remonte à travers le temps et l’espace jusqu’aux origines du monde et jusqu’à ses limites extrêmes. En mon être je résume l’héritage terrestre et l’état du monde en ce moment.
[…]
Et pourtant, la vie est aussi une réalité finie. Elle possède un cœur intérieur, un centre d’intériorisation, un moi qui affirme qu’il est toujours le même tout au long du parcours. Une vie se déroule dans un espace de temps donné ; elle a un début et une fin ; elle évolue dans des lieux donnés, gardant toujours les mêmes racines et se filant un passé immuable dont l’ouverture vers l’avenir est limitée.
Il est impossible de saisir et de définir une vie comme on peut saisir et définir une chose, puisqu’une vie est « un tout non sommé », comme dit Sartre, une totalité détotalisée, et donc elle n’a pas d’ être . Mais on peut se poser certaines questions à ce sujet.
Bien sûr, comme l’a souligné de façon mémorable la collègue américaine de Simone de Beauvoir et contemporaine Susanne Langer, nos questions façonnent invariablement nos réponses .
Mais à cette question centrale de savoir si et dans quelle mesure nous dépendons du hasard, De Beauvoir offre une réponse qui est l’antidote ultime du regret :
Le hasard… a une signification distincte pour moi. Je ne sais pas où j’ai pu être conduite par les chemins que, avec le recul, je pense avoir pu emprunter mais qu’en fait je n’ai pas empruntés. Ce qui est certain, c’est que je suis satisfaite de mon sort et que je ne voudrais en aucun cas qu’il soit modifié. Je considère donc ces facteurs qui m’ont aidée à l’accomplir comme autant d’heureux hasards.