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Quand vous aurez vu ces vidéos puissantes, vous ne verrez plus jamais la mort de la même façon

Quand vous aurez vu ces vidéos puissantes, vous ne verrez plus jamais la mort de la même façon

« Nous vivons dans une culture où nous avons été façonnés par tous les moyens inimaginables pour nous faire croire que la mort est une chose épouvantable. Et c’est une maladie qui affecte énormément l’ensemble de notre culture » – Alan Watts

Dans le court métrage ci-dessous, prêtez une oreille attentive au message très convaincant d’Alan Watts, qui parle de la réelle signification de la mort. Alan Watts estime que si nous étudions en profondeur la question sur la nature de cette mort et des mourants, nous changerons notre façon de voir les choses. Nous accepterons le caractère naturel de celle-ci et la grande valeur du processus de la vie, afin de surmonter nos peurs et transcender nos appartenances.

Interview par Jacques Mousseau, septembre 1968

Initialement publié dans le numéro 2 de la revue « La nouvelle planète » en septembre 1968, voici un entretien avec Alan Watts par Jacques Mousseau, qui nous montre que les préoccupations socio-spirituelles d’il y a 40 ans n’ont pas tellement changé…

À travers l’œuvre d’Alan Watts court la préoccupation de jeter un pont entre pensée occidentale et pensée orientale.
En Amérique, Alan Watts est devenu l’un des maîtres à penser à la jeunesse, non seulement des hippies de San Francisco et de New York, mais des étudiants des campus. Watts n’est pas allé au devant des consciences révoltées ou inquiètes. Depuis près de 30 ans, il poursuit la même quête. Soudain, sa vision du monde et de l’homme a rencontré la sourde interrogation qui s’élève de la jeunesse des deux continents.
Une grande quantité d’étudiants viennent frapper à la porte du vieux ferry-boat dont il a fait sa demeure dans la baie de Sausalito. Ils assistent à ses séminaires de philosophie comparée. Ils l’accueillent dans leurs journaux et périodiques. The Oracle a organisé un débat entre le philosophe et Hermann Kahn, l’homme qui calcule des modèles de sociétés technologiques futures.

Alan Watts a passé le printemps et le début de l’été à se déplacer de campus en campus, où il parlait plus d’une philosophie de la vie, d’un art de vivre, qu’il ne faisait d’exposés dogmatiques sur tel ou tel système de pensée. Alan Watts, né le 6 janvier 1915, à Chislehurt (Grande-Bretagne), est docteur en philosophie et docteur en théologie. Avant d’émigrer d’Angleterre aux États-Unis, peu avant la guerre, il était pasteur de l’Église anglicane. Après avoir abandonné son ministère, il a passé plusieurs années au Japon où il a étudié le bouddhisme zen. Depuis la guerre, il a enseigné dans les universités américaines de Harvard, Cornell, Hawaii. Des millions d’auditeurs suivent ses conférences à la radio. Enfin, il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur la philosophie et la religion comparées.

PLANÈTE — Vous vous êtes consacré à l’étude des philosophies et des religions orientales. Par curiosité ?

Alan Watts — Mon intérêt pour la philosophie orientale ne tient pas à l’exotisme. Il tient au fait qu’il ne s’agit pas d’une philosophie au sens où nous l’entendons en Occident. La philosophie occidentale est spéculative. C’est un échafaudage de théories concernant la nature de l’être et la nature de la connaissance, uniquement basées sur des mots. La philosophie orientale, en revanche, est empirique. C’est une expérience. Son but fondamental est de modifier la conscience de telle sorte que l’individu puisse connaître une expérience de lui-même différente de celle qu’on appelle normale. L’expérience normale de nous-même est déterminée par la culture dans laquelle nous vivons.

Chaque culture est comme un jeu par lequel nous jouons la vie de diverses manières : il y a le jeu de la girafe, le jeu de l’hippopotame, le jeu du kangourou, et il existe différents jeux humains. Certains de ces jeux ne vont pas : leurs règles sont en contradiction avec elles-mêmes. Lorsqu’un jeu humain se trouve placé sur ce que j’appelle une trajectoire à collision, il risque de détruire la planète. Ce jeu est mauvais. Alors nous avons besoin de sentiments nouveaux, de règles nouvelles, de concepts nouveaux pour définir ce que signifie être en vie, ce que signifie être un homme. En d’autres termes, nous avons besoin de cesser de nous considérer, ici, comme des étrangers dans un monde étranger. Telle est mon idée de base.

P. — Pourquoi pensez-vous que le mode de penser et d’agir de l’Occident constitue une menace pour la planète ?

A.W. — L’Occidental parle de son action dans l’univers en termes d’agression ou de conquête. Il escalade une montagne : il dit qu’il la conquiert. Il guérit une maladie : il dit qu’il la vainc. Alors qu’au contraire il faut, pour guérir une maladie, non la maîtriser avec violence, mais apprendre à coopérer avec elle.

Il faut apprendre à aimer ces bactéries dont nous avons besoin lorsqu’elles ne sont pas destructrices. Nous ne comprenons pas cet aspect du réel. Le résultat c’est qu’au lieu de civiliser le monde, nous sommes en train de le « losangéliser », car Los Angeles est l’un des exemples les plus terrifiants de perversion technologique.

P. — Losangéliser, c’est un fameux néologisme ! Vous pensez avoir trouvé dans la philosophie orientale les recettes d’une attitude meilleure ?

A.W. — Je le crois. Vous allez me demander pourquoi les Orientaux ne l’utilisent pas eux-mêmes ?

P. — Naturellement.

A.W. — Parce que notre civilisation leur a tourné la tête. Le pays d’Orient que je -connais le mieux est le Japon. C’est un curieux endroit : dans les restaurants, on peut voir tous les Américains manger de la cuisine japonaise et tous les Japonais manger de la cuisine européenne. Les Américains aiment s’intégrer au cadre japonais et les Japonais idéalisent tout ce qui vient d’Amérique. Les hommes d’affaires japonais s’habillent exactement comme les directeurs d’IBM : complets noirs, cravates noires.

Ils oublient qu’ils ont inventé le seul costume masculin confortable : le kimono. Il est agréable et reposant à porter. Seulement, un Japonais m’a dit un jour que pour rien au monde il ne sortirait dans Tokyo en kimono. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas courir après un autobus en kimono. Et c’est vrai. En kimono, on est obligé de traîner les pieds paisiblement, ce qui est excellent non seulement pour le corps, mais pour l’esprit. Si nous étions moins obsédés par le temps, par les rendez-vous à prendre, nous aurions une culture au rythme plus lent qui entrerait moins en conflit avec les autres et serait moins impérialiste, moins dominatrice.

P. — Et qu’est ce qui s’est « cassé », selon vous, en Occident ?

A.W. — Le problème est très compliqué. Assurer pour tout le monde, nourriture, confort et soins médicaux et fondamentalement une question de technologie.
Jusqu’à la moitié du ’axe siècle, l’Orient et l’Occident en étaient au même point : pas d’égouts, pas de sécurité sociale, des lois et des institutions également barbares.
C’est au milieu du siècle, avec la révolution industrielle, que nous avons découvert qu’il était possible de donner une chance de survie égale à tous. Cette découverte essentielle, l’Orient ne l’a pas fait pour bon nombre de raisons très complexes. Quant aux raisons pour lesquelles c’est en Occident qu’elle s’est faite en premier, elles n’ont aucun rapport ni avec le christianisme ni avec nos institutions.

P. — Ce que vous dites est singulier ! On pense généralement que c’est la pensée spécifique de l’Occident chrétien qui a permis le progrès et la démocratisation.

A.W. — Le christianisme n’y est pour rien. Avant le XIXe siècle, on chantait dans les églises, un cantique qui disait : « Le Seigneur Dieu a créé toutes choses belles et harmonieuses, il a fait les créatures grandes ou petites, le riche dans son château et le pauvre à sa porte, riches ou humbles selon l’ordre qu’il a établi. » Le christianisme a toujours considéré la pauvreté comme allant de soi, au même titre que le Soleil ou la Lune. L’idée d’y changer quelque chose n’a pas germé avant le ’axe siècle et la révolution industrielle, au moment où il est devenu possible d’y remédier.

C’est seulement à partir de ce point dans le temps que l’on a pu imaginer un monde d’où la pauvreté aurait disparu.

La difficulté à laquelle on se heurte ensuite n’est pas technique, mais psychologique. Elle naît de ce que les gens ne comprennent pas que l’argent est une fiction. L’idée que l’or est une richesse est une superstition aussi archaïque que la saignée. L’argent n’est qu’un instrument de comptabilité. Chaque nation devrait être une sorte de banque en société anonyme qui ouvrirait à sa population un crédit suffisant pour permettre la circulation de la production. Sinon, comme elle économise du travail, l’automation créera de plus en plus de chômage. Qu’attendait-on des machines, sinon qu’elles travaillent à notre place et qu’elles gagnent notre argent pendant que nous resterions assis au soleil à fumer et à boire du vin ? Mais si la communauté ne distribue pas les richesses à l’homme qui se repose pendant que la machine travaille pour lui, le producteur ne peut plus écouler ses produits. Les machines sont nos esclaves communs, elles ne sentent rien et ne se plaignent pas.

P. — À quoi attribuez-vous le fait que l’Occident ait inventé et fait la révolution industrielle ?

A.W. — Le moteur de l’évolution a été la géographie. Regardez la carte de l’Europe : c’est un colossal système de ports; la Méditerranée à elle toute seule est un port. Les Européens sont des navigateurs, et parce qu’ils voyageaient ils ont pu amalgamer les connaissances qu’ils recueillaient à droite et à gauche. C’est la synthèse de cette diversité de connaissances qui a donné naissance à la technologie.

Les Chinois possédaient une foule de connaissances technologiques qu’ils n’ont jamais utilisées. Ils avaient découvert la poudre, mais au lieu de l’employer pour la guerre, ils en ont fait des feux d’artifices; en un sens, on pourrait dire que cela prouve qu’ils étaient plus civilisés que nous. Je suis profondément convaincu que c’est cette qualité de navigateurs propre aux Européens qui leur a permis de faire la révolution industrielle du XIXe siècle.

P. — L’Occident a eu un jour l’audace de prendre le cours des choses naturelles en charge.

A.W. — Oui. C’est le grand saut psychologique. En Asie, on a toujours considéré qu’intervenir dans l’ordre de la nature peut paraître profitable dans l’immédiat, mais que les conséquences lointaines sont menaçantes. Guérir les maladies, c’est parfait, mais que faire si la Terre devient surpeuplée ? Alors l’Orient a adopté une attitude détachée : suivre le cours des choses, mais ne pas tenter de le modifier. Actuellement, en Inde, en Chine, on cherche à copier l’Occident; l’Inde et la Chine veulent s’industrialiser et devenir des états farouchement modernes.

P. — Vous estimez que le revers de médaille de notre civilisation technique est son incapacité à promouvoir une pensée et une action à long terme ?

A.W. — Absolument ! Ce problème est fondamental. Korzybski, le père de la sémantique générale, a qualifié l’humanité de lieuse de temps, parce qu’elle a le sens de l’avenir. Apparemment, les animaux ne le possèdent pas, car ils ne prévoient pas. Les sciences sont, en effet, une forme de prédiction. Mais notre pouvoir de prédiction constitue à la fois un avantage et un désavantage. D’une part, à partir du moment où il peut prévoir, l’homme possède un pouvoir sur l’avenir. D’autre part, il est troublé parce qu’il sait qu’il mourra et qu’il n’a pas d’avenir véritable.

C’est un atout déprimant. Alors il se donne dix ans ou un peu plus. Il se décharge des responsabilités plus lointaines sur ses enfants. Ici, par exemple, en Californie, la technologie et l’industrie sont en train de détruire complètement les ressources naturelles du pays. Cette région, que je connais bien, deviendra peut-être un désert, simplement parce que l’être humain n’est pas conscient de ce qu’il n’est pas une chose individuelle enfermée dans un sac de peau. Le remous dans la rivière est un événement isolé qui se produit dans la rivière, mais le remous et la rivière sont inséparables. Il en va de même en ce qui concerne l’être humain. C’est l’une des formes prises par l’énergie, et il est inséparable de son milieu. En écologie, qui est la science des relations entre les organismes et leur milieu environnant, l’organisme s’appelle milieu-organisme, avec un tiret pour bien montrer qu’il n’y a qu’un seul champ de comportement. L’organisme a le comportement de son milieu et le milieu a le comportement de tous les organismes qui y vivent. Mais l’individu n’en est pas conscient.

Il se ressent comme un ego isolé dans un sac de peau, à mi-chemin derrière les oreilles et un peu en arrière des yeux. Même son corps ne lui appartient pas. Si vous dites à une fille qu’elle est ravissante, elle vous répondra que c’est bien masculin de ne s’attacher qu’au corps, que ce sont ses parents qui lui ont donné ce corps et qu’elle veut être admirée pour elle-même et non pour son chassis. En quoi elle se définit comme chauffeur ! Elle désavoue son corps, tout le monde désavoue son corps lorsqu’il dit j’ai, et non pas je suis un corps.

À partir du moment où l’on est, et non plus où l’on a un corps, il se produit quelque chose d’extraordinaire, parce que le corps, lui, sait qu’il est relié à tout l’univers. Un échange d’énergie se fait continuellement entre ce qu’il y a au dehors et moi qui suis assis ici. Lorsqu’on commence à l’éprouver physiquement, on sait immédiatement qu’il n’existe pas de discontinuité, non seulement entre soi et la montagne que l’on voit par la fenêtre, mais entre soi et le système solaire tout entier, la galaxie dont fait partie le système solaire, toutes les galaxies, et tout à coup on comprend qu’on est ce qui est.
On ne peut pas se soulever de terre en tirant ses lacets de chaussures

P. — D’accord, mais d’où est venue cette attitude de séparation ? N’était-elle pas nécessaire à la connaissance objective ?

A.W. — L’attitude générale de l’Occidental à l’égard de l’univers a pour modèle une structure politique. C’est Dieu le maître, comme dans les sociétés monarchiques le roi est le grand tyran devant qui tous s’inclinent. Même la hiérarchie de l’Église est à l’image d’une cour royale : l’officiant tourne le dos au mur de crainte d’être attaqué, il est entouré de gardes, et l’assistance a le dos courbé, est agenouillée, parce que c’est une position dans laquelle on ne peut pas attaquer. Dieu, donc, a peur.

Et cette image politique de Dieu est l’une des maladies dont souffre la culture occidentale. Imaginez. qu’un homme fasse une expérience mystique, soit spontanément, soit avec l’aide du LSD par exemple, qu’il réalise tout à coup qu’il est un avec Dieu, et qu’ensuite il aille dire qu’il est Dieu. Le fait paraîtra intolérable : comment oser prétendre qu’on est Dieu, puisque c’est Dieu le maître de l’univers ? Comment pourrait-on reconnaître un homme comme maître de l’univers entier, s’incliner devant lui et l’adorer ? Alors qu’aux Indes, lorsque quelqu’un vient de découvrir qu’il est Dieu et qu’il l’annonce, on le félicite, au contraire, d’avoir enfin fait cette découverte ! Pour les Orientaux, Dieu n’est pas un maître dominateur, un meneur de jeu politique, au contraire, c’est le danseur, l’acteur du monde, le grand comédien qui joue tous les rôles. L’image de Dieu, dans la culture indienne, étant différente, un individu peut dire qu’il est Dieu.

P. — Seulement, chez nous autres Occidentaux, la conscience la plus vive, c’est la conscience de la mort de Dieu.

A.W. — Je crois qu’il s’agit surtout de la mort d’une certaine idée de Dieu, de ce Dieu chrétien qui est un Dieu politique à l’image des antiques législateurs. C’est la découverte de l’idée orientale du dieu qui me paraît personnellement la seule valable. Je suis émerveillé par la vie, je voudrais pénétrer le mystère de ma propre existence, connaître les racines de ma conscience. Plus je suis convaincu que je suis moi aussi Dieu — mais certes pas le Dieu-Maître — plus cette découverte me paraît dépendre entièrement de l’abandon des images traditionnelles de Dieu. La foi, la vraie, est une ouverture au vrai quel qu’il soit. S’attacher à une image d’un Dieu qui protège l’univers, prend soin de lui, me semble précisément un manque de foi total. On ne peut pas se raccrocher à l’eau pour nager : il faut lui faire confiance.

De la même manière, les images mentales de Dieu sont encore plus sournoisement dangereuses que les idoles de bois ou de pierre. Ce qui est mort, ce sont nos anciennes images, nos anciens symboles, nos concepts de Dieu. Dès que nous en serons débarrassés, dès que nos vitres intérieures auront été lavées, nous pourrons enfin voir le vrai ciel et le vrai soleil. Dès le moment où l’on accepte l’idée qu’il n’existe rien derrière quoi s’abriter, ni sécurité, ni certitude, ni compte en banque, ni assurance sur la vie pour tromper sa peur, toute l’énergie mobilisée à se protéger redevient immédiatement disponible pour les choses constructives. Après tout, on ne peut pas se soulever de terre en tirant sur les lacets de ses chaussures.

P. — La conscience occidentale est aussi une conscience individuelle : Mao veut « tuer le moi ». C’est le chemin pour vous ?

A.W. — Les rapports entre boudhisme et révolution culturelle restent à étudier. Mais le message du « non-moi oriental » est pour l’Occident le plus important. Étant donné notre maîtrise dans le domaine technologique et afin que nous puissions utiliser la technologie d’une manière non destructrice, il faut que nous sentions que nous faisons partie d’un courant.

Je pense que la plupart des Occidentaux qui sont pris dans l’engrenage de notre civilisation ont un besoin urgent de découvrir qui ils sont, de découvrir que ce qu’ils appellent moi est en continuité avec l’univers physique tout entier. D’où l’intérêt actuel de l’Occident pour l’Orient, et les choses de l’Orient comme le yoga.

P. — Notre culture nous a enfermé dans une contradiction. D’un côté, elle met l’accent sur l’individu. De l’autre, elle fait que, par ses modes de vie collectifs, cet individu se sent écrasé. Nous peinons pour nous adapter à la civilisation que nous-mêmes avons bâtie.

A.W. — Il existe une raison à cela : c’est que notre conception de l’individu est une erreur. Nous nous débattons entre deux notions qui sont en conflit. D’un côté l’homme qui affronte seul les éléments : c’est le pionnier, celui qui a colonisé le Far West. De l’autre côté, l’homme au service de l’État et de la collectivité : c’est l’homme-fourmi. Dans les deux cas, on ignore le fait que l’individu et le monde appartiennent à un même processus. Les doigts de la main peuvent bouger séparément, mais uniquement parce qu’ils font partie de l’organisme. De la même façon, nous sommes, vous et moi, deux personnalités complètement différentes et uniques, mais plus nous faisons partie de l’ensemble, plus nous sommes uniques. Nous appartenons au même organisme, et plus nous le réalisons plus le fait que nous sommes des fonctions du monde devient pour nous une réalité, plus nous devenons capables d’être uniques, différents, individuels.

P. — Pour résoudre nos conflits et d’autres, nous disposons des sciences humaines. Mais est-ce que les psychologues, les psychanalystes et les sociologues sont convenablement outillés pour faire évoluer favorablement l’homme et la société ?

A.W. — Non. Pourtant, je souhaiterais qu’ils le soient. La psychanalyse est devenue une religion, une religion établie, orthodoxe. Tout y est : elle a ses successions apostoliques, ses rites, ses hérétiques et ses hérésies. Jung est à Freud ce qu’Arius est à la tradition chrétienne. On a cherché des preuves statistiques de l’efficacité de la psychanalyse. Selon les statistiques existantes, il faudrait plus de temps pour guérir une névrose par l’analyse qu’en lui laissant suivre son cours toute seule. La guérison demande trois ans sans analyse et cinq ans avec analyse. Qui plus est, il existe un danger sérieux, du moins aux États-Unis, que la psychanalyse devienne une sorte de centrale fasciste. Les psychiatres détiennent le pouvoir. J’en connais un, un Anglais très brillant qui s’appelle Ronald Laing, qui pense que la schizophrénie est une réaction contre cette culture en folie dans l’engrenage de laquelle nous sommes pris. Voici comment il l’illustre : imaginons qu’un vol d’oiseaux traverse le ciel, que l’un quitte le groupe pour prendre une autre direction.

On se posera alors la question : qui va dans la bonne direction ? Et vraiment on ne peut pas le savoir. Ce peut être le groupe aussi bien que l’oiseau qui l’a quitté. De la même manière, Laing estime que le schizophrène est quelqu’un qui, tout simplement, n’est pas en état de supporter la démence de notre culture et qui se trouve condamné à subir des symptômes extrêmement douloureux parce qu’il n’a pas pu s’intégrer. Généralement, lorsqu’un schizophrène entre dans un hôpital psychiatrique, il est étiqueté comme malade et les gens en blouse blanche qui l’approchent lui disent qu’il est un pauvre malheureux. Cependant, au fond de lui-même, il sait bien qu’il n’est pas malade, qu’il est en voie de guérison, tout comme lorsqu’on a de la fièvre.

Car la fièvre non plus n’est pas une maladie mais un processus de guérison. Laing suggère de remplacer les hôpitaux psychiatriques par des institutions d’un genre totalement différent où, au lieu de porter des blouses blanches et de considérer le malade comme un individu socialement déchu, les médecins et les infirmières lui diraient : « Toutes nos félicitations : soyez le bienvenu. Vous êtes actuellement en train de subir un processus pénible, mais il conduit vers un état de meilleure santé mentale et nous sommes ici pour vous y aider.» Ronald Laing dirige un petit hôpital privé dans ce genre à Londres. Mais ses rapports avec les autres psychiatres sont négatifs. On peut, à présent, se permettre d’être un hérétique en religion, car on n’attache plus beaucoup d’importance aux hérésies religieuses, mais en psychiatrie, c’est grave et dangereux.

P. — La civilisation occidentale est à vocation hégémonique. Elle est devenue si puissante que nous pouvons très bientôt n’avoir plus au monde qu’une unique culture. D’accord ? C’est un péril ou une chance planétaire ?

A.W. — Un penseur prophétisait, il y a quelques années, qu’en 1968 — c’est-à-dire maintenant — le monde ne serait plus qu’une ville unique, ce qui est presque vrai. Les moyens de communication — radio, transports aériens — tendent à abolir les distances, et les villes les plus éloignées se ressemblent de plus en plus. Londres, Paris, San Francisco, New York, Tokyo et Hong-Kong possèdent chacune leur Hilton. Les langues mêmes se mélangent au point de donner du franglais, du japlish, et ainsi naît une culture uniformisée de la technologie industrielle.

Quant au danger que peut comporter une telle civilisation, la question vaut en effet la peine d’être posée… Il n’y a pas si longtemps, un groupe de généticiens de l’université de Californie avaient soulevé une question parallèle : si nous parvenons à fabriquer des individus de série comme nous fabriquons des avions de série, nous aurons trouvé la meilleure manière de répondre à nos besoins, c’est-à-dire que nous aurions, en fonction du modèle considéré, l’individu le mieux adapté. Mais adapté à quoi ? Pionnier pour défricher le Far West, ou travailleur d’équipe capable de s’intégrer dans le contexte moderne des grandes villes industrielles ? Car, avant tout, nous ignorons de quel type d’individu nous aurons besoin, parce que les conditions se modifient très vite et très brusquement. D’où la nécessité de préserver la variété des cultures existantes.

Le touriste cherche le dépaysement. Il cherche l’inconnu et la couleur locale et, lorsqu’il voyage, veut savoir si le lieu où il se rend est déjà « abîmé », c’est-à-dire s’il ressemble à ce qu’il quitte. Les Japonais conservent quelques réserves de couleur locale à l’intention des touristes, alors qu’eux- mêmes ne rêvent que de vie à l’américaine. Cependant, ces touristes ne sont plus convaincus, ni par les geishas ni par les maisons de thé. Ils savent qu’ils assistent à un spectacle, à une mise en scène et que la véritable tradition s’est coupée de ses racines. Il ne reste plus qu’un décor préservé à leur usage. Le tourisme est un exemple de ces mécanismes d’auto-neutralisation. Il y perd sa raison d’être.

P. — Seulement, à ce durcissement généralisé peut correspondre le désir d’un nouvel enracinement dans la vie spirituelle. Et c’est peut-être dans nos pays, déjà vaccinés contre les enthousiasmes de la modernisation, que ce désir se manifestera.

A.W. — D’ici quelques années, des autoroutes immenses sillonneront l’Asie, on y roulera en Ford, vêtu à l’européenne, on y trouvera des hot-dogs. Mais, au même moment, aux États-Unis, apparaîtront des lamaseries, des moines, des ashrams, dont les hippies sont les annonciateurs…
L’argent n’est rien, ce n’est pas la richesse,

P. — Les hippies : vous croyez à leur avenir ?

A.W. Oui. Ils ont vu ce que la civilisation de l’Occident a apporté à leurs parents. Ils n’en veulent pas. Cela ira loin. Le problème de l’Occident est la confusion du symbole avec la réalité. Le pain par exemple, qui est le symbole de la vie même, n’est qu’une sorte de matière plastique à base de blé, additionnée de vitamines.

Nos maisons mêmes sont mal construites parce que le travail n’est pas fait honnêtement — et ne peut l’être. Il est impossible dans ce système pour un ouvrier ou un artisan qui connaît et aime son métier de gagner sa vie, car on attend et exige de lui du travail bâclé. De même, il s’est créé une confusion entre argent et richesse, alors qu’en réalité l’argent sert à mesurer la richesse, exactement comme les centimètres servent à mesurer le bois ou le métal. Cette confusion a d’ailleurs considérablement freiné l’évolution technologique. Le but de la technologie, je l’ai dit, est en effet de faire exécuter par les machines les travaux ennuyeux qui sont actuellement le gagne-pain de la plupart des gens — ce qui est effectivement devenu possible. Quoi faire alors des gens ? Si on identifie argent et richesse, la question de payer les hommes pour le travail exécuté par les machines ne peut pas se poser. Si d’autre part on accepte de les payer tout de même, on va inévitablement se demander d’où viendra désormais l’argent. En fait c’est une question absurde, car l’argent, pas plus que les centimètres, n’est jamais venu de nulle part, au contraire du bois, de l’énergie hydro-électrique ou du minerai de fer.

Mais l’argent n’est qu’une comptabilité sur papier des richesses d’une communauté, d’un territoire ou d’une nation. S’il n’existe plus de salaires, c’est-à-dire en fin de compte si le pays ne se paie plus à lui- même le travail fait par ses machines, il ne pourra plus écouler ses produits faute de pouvoir d’achat. C’est une chose extrêmement difficile à faire comprendre aux gens et pourtant c’est le seul système qui puisse fonctionner. Si chaque représentant de la race humaine recevait un revenu national garanti correspondant au travail accompli par les machines, immédiatement se poserait un problème d’inflation, car les prix ne cesseraient de monter pour capter le nouvel argent — alors qu’en réalité la hausse des prix ne fait que réduire la valeur de l’unité monétaire — et nous entrerions dans le cercle vicieux : hausse des prix, revendications syndicales, augmentations de salaires, nouvelle hausse des prix, etc. Quant aux gens très riches, le profit qu’ils peuvent en tirer est purement illusoire, parce qu’il ne leur est pas vraiment possible de jouir de leur richesse. Comment vivre dans six maisons à la fois, ou manger douze rôtis à un seul repas ? Il y a des limites à la capacité de consommation. En revanche, dès le moment où l’on confond argent et richesse, il n’existe plus de limites et l’on devient insatiable, bien que la possession d’une énorme quantité d’argent n’apporte strictement rien.

P. — Vos hippies, selon Toynbee, sont quelque chose comme les premiers chrétiens dans l’Empire romain. Ils sont, en gros, pour le jardinier contre l’ingénieur, c’est-à-dire pour l’homme vrai, qui n’est pas nécessairement un intellectuel ou un technicien utile au rendement. C’est ainsi que vous les voyez ? Et surgis du pays le plus fortement technologique !

A.W. — Aux États-Unis, je vais beaucoup dans les universités et dans les collèges. Il existe encore, bien sûr, une proportion importante de conformistes parmi les jeunes, mais j’ai néanmoins le sentiment qu’il s’est produit une mutation, et une mutation qui est l’avènement d’une nouvelle race, supérieurement intelligente, extrêmement cultivée, très avertie, et qui sait exactement comment employer son savoir. Aux États-Unis, les hippies sont parmi ce qu’il y a de plus doué. Cette jeunesse devrait le mieux réussir dans le monde académique, sauf qu’apparemment ce monde n’est pas à sa hauteur parce qu’il n’est organisé que pour approvisionner l’industrie en personnel de qualité. Nos hippies ne veulent ni de cela ni de la vie de famille telle qu’ils l’ont vécue chez leurs parents, où les individus sont isolés sans liens entre eux, sans relations. Jadis, la famille vivait autour d’une réalité — ferme ou boutique — où chacun avait sa place et son rôle, y compris les enfants, où le fils était apprenti chez son père.

Cette tradition appartient au passé de la civilisation. On va à l’école pour recevoir une éducation superficielle et livresque qui peut tout au plus — et pourquoi pas — donner à un fils d’ouvrier l’ambition de devenir un intellectuel, mais qui enlève le sens des vrais métiers utiles (utiles à l’homme), comme s’il était indigne d’un humain d’être autre chose qu’un intellectuel, de faire le moindre travail non cérébral. Le résultat est que des métiers comme ceux de cuisinier, de coiffeur, de masseur, de chauffeur sont de plus en plus abandonnés aux machines qui, pourtant, ne possèdent ni discernement ni sensibilité. Le sens, le goût, l’habileté de l’artisanat disparaissent avec les petits métiers. Il existe cinq façons de communiquer avec le monde : cultiver la terre, cuisiner, travailler pour se vêtir, avoir un toit où s’abriter et faire l’amour. Autant dire que dans notre univers technologique, nous sommes loin de ces moyens de communication avec le monde matériel.

P. — On parlera de cet amour à refaire )) une autre fois. De l’amour physique comme extase, relation et connaissance. C’est un de vos sujets favoris. Mais voilà que vous écrivez un bouquin : le Philosophe dans la cuisine. La cuisine est à réhabiliter, comme l’amour ?

A.W. — Oui. Toute relation à la chair doit être réhabilitée, parce qu’elle est le chemin de la relation à l’univers entier. Les Chinois sont de vrais matérialistes, depuis des centaines d’années, les Français aussi d’ailleurs, bien que venant loin derrière : ils aiment la terre, ils en sont très proches : ce sont de merveilleux cuisiniers. Le fourneau qui sert à cuire les aliments est l’autel où s’accomplit la transformation d’une forme de vie en une autre. Le philosophe moderne Lin U Tan disait qu’un poisson mal préparé avait donné sa vie en vain. Si l’on est obligé de tuer pour vivre (et nous voici devant l’alternative : meurtre ou suicide), alors il faut le faire avec un immense respect. Ici, en Occident, on se nourrit à toute vitesse — bientôt les repas seront composés de comprimés – pour satisfaire les besoins fondamentaux en hydrocarbones, en protéines et en vitamines, mais on ne mange plus.

P. — Le grand sens du soulèvement de la jeunesse, c’est le passage d’une connaissance quantitative à la volonté d’une expérience de soi qualitative. C’est bien cela pour vous ?

A.W. — Oui. Le moment où les gens seront payés pour ne pas travailler approche très vite. Le marché du travail est saturé. Par la force des choses, l’école revient à son antique rôle : n’ayant pas besoin de travailler pour vivre, on peut se mettre en quête du savoir. À l’heure actuelle, ce qu’on intitule « recherche » consiste surtout à couper les cheveux en quatre. Mais les étudiants ont compris qu’ils perdent leur temps à accumuler des connaissances. Ils veulent vivre la complexité de l’expérience. D’où leur attirance pour les hallucinogènes, les religions orientales, les techniques de méditation, tout ce qui ouvre de nouveaux champs de conscience, de modes de perception. D’où aussi ce besoin de faire à plein l’expérience sexuelle. En musique, ce sont des gens comme les Beatles qui succèdent à Bach, Mozart et Stravinsky, et non pas les compositeurs professionnels et traditionnels. La poésie a été retrouvée grâce à Bob Dylan, Donovan : cette poésie qui se desséchait a maintenant des millions d’auditeurs. Des vieux métiers comme celui de luthier redeviennent actuels. J’ai vu récemment des guitares incrustées d’ivoire, comme on n’en avait plus vu depuis la Renaissance italienne, fabriquées par des hippies. C’est d’ailleurs ce qui est fascinant dans l’art de cette jeunesse : le retour au raffinement de l’artisanat véritable. On redécouvre la couleur, l’exubérance, la précision et le sens du détail, comme du temps des miniatures persanes ou celtiques, des œuvres monastiques du Moyen Age français, des émaux de Limoges et des vitraux de Chartres.

P. — Dernière question : vous vous considérez comme un philosophe, un homme religieux ou un gourou occidental ?

A.W. — Je suis philosophe, mais un philosophe qui ne construit pas un système intellectuel, un philosophe qui vit sa philosophie. Je ne suis pas prédicateur : je ne veux ni convertir ni changer personne. Je ne philosophe pas pour la gloire de la philosophie mais parce que je suis émerveillé par le monde et que j’ai envie de faire partager cet émerveillement.

Sandra Véringa
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Publié par Sandra Véringa

J’ai rejoint l’équipe ESM en 2014. Il y a beaucoup de choses qui se passent sur la planète qui vont à l’encontre de mes valeurs, j’ai voulu faire de mon mieux pour jouer un rôle dans la création de changements. Depuis que je travaille pour ESM, il y a eu de grands changements dans ma vie et j’espère pouvoir sensibiliser et faire changer la mentalité de notre société.

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