Pourquoi « l’exigence du bonheur et la recherche patiente de celui-ci » n’est pas un luxe ou un simple besoin mais notre devoir existentiel.
« Décider si la vie vaut la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie », écrivait Albert Camus (7 novembre 1913 – 4 janvier 1960) dans son essai philosophique de 119 pages Le mythe de Sisyphe en 1942.
« Tout le reste… est un jeu d’enfant; nous devons d’abord répondre à cette question.
L’une des lignes d’ouverture les plus célèbres du XXe siècle capture l’un des défis philosophiques les plus durables de l’humanité – l’impulsion au cœur des méditations de Sénèque sur la vie et les essais intemporels de Montaigne, et une richesse d’enquête humaine entre les deux. Mais Camus, le deuxième plus jeune prix Nobel de littérature après Rudyard Kipling, l’a abordé avec une conviction sans précédent et une perspicacité dans les aspirations irréconciliables de l’esprit humain.
Dans le magnifiquement intitulé et superbement écrit A Life Worth Living: Albert Camus and the Quest for Meaning ( Une vie qui vaut la peine d’être vécue : Albert Camus et la quête de sens) ( bibliothèque publique ), de l’historien Robert Zaretsky, il considère la quête de toute une vie de Camus pour faire la lumière sur la condition absurde, son « aspiration à un sens ou à une unité pour notre vie », et à son héritage intemporel mais de plus en plus actuel :
Si la question demeure, c’est parce qu’elle est plus qu’une question d’intérêt historique ou biographique. Notre quête de sens, et les conséquences si nous arrivons les mains vides, sont des questions d’immédiateté éternelle.
[…]
Camus poursuit la proie éternelle de la philosophie – les questions de qui nous sommes, où et si nous pouvons trouver un sens, et ce que nous pouvons vraiment savoir sur nous-mêmes et le monde, moins avec l’intention de les capturer que de continuer la chasse.
En réfléchissant aux parallèles entre Camus et Montaigne , Zaretsky trouve une différence cruciale :
Camus réalise avec le Mythe ce que le philosophe Maurice Merleau-Ponty prétendait pour les Essais de Montaigne : il place « une conscience étonnée d’elle-même au cœur de l’existence humaine ».
Pour Camus, cependant, cet étonnement résulte de notre confrontation avec un monde qui refuse de renoncer au sens. Elle survient lorsque notre besoin de sens se brise contre l’indifférence, immobile et absolue, du monde. En conséquence, l’absurdité n’est pas un état autonome ; elle n’existe pas dans le monde, mais s’exhale de l’abîme qui nous sépare d’un monde muet.
Camus lui-même a capturé cela avec une élégance extraordinaire lorsqu’il a écrit Le Mythe de Sisyphe :
Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. L’absurde dépend autant de l’homme que du monde. Pour le moment, c’est tout ce qui les relie.
Pour discerner ces échos au milieu du silence du monde, suggère Zaretsky, était au cœur de la lutte de Camus avec l’absurde :
Nous ne devons pas cesser notre exploration, affirme Camus, ne serait-ce que pour entendre plus le silence du monde. En effet, le silence retentit lorsque les êtres humains entrent dans l’équation. Si « les silences doivent se faire entendre », c’est parce que ceux qui peuvent entendre le demandent forcément. Et si le silence persiste, où trouver du sens ?
Cette recherche de sens n’était pas seulement la loupe à travers laquelle Camus examinait toutes les dimensions de la vie, de l’existentiel à l’immédiat, mais aussi ce qu’il considérait comme notre plus grande source d’action. Dans un journal particulièrement prémonitoire de novembre 1940, alors que la Seconde Guerre mondiale prenait de l’ampleur, il écrivit :
Comprenez ceci : on peut désespérer du sens de la vie en général, mais pas des formes particulières qu’elle prend ; on peut désespérer de l’existence, car on n’a aucun pouvoir sur elle, mais pas de l’histoire, où l’individu peut tout. Ce sont des individus qui nous tuent aujourd’hui. Pourquoi les individus ne réussiraient-ils pas à donner la paix au monde ? Nous devons simplement commencer sans penser à des objectifs aussi grandioses.
Pour Camus, la question du sens était intimement liée à celle du bonheur — quelque chose qu’il a exploré avec une grande perspicacité dans ses carnets . Zaretsky écrit :
Camus a remarqué que l’absurdité pouvait nous tendre une embuscade au coin d’une rue ou sur une plage ensoleillée. Mais il en va de même de la beauté et du bonheur qui l’accompagne. Trop souvent, nous savons que nous ne sommes heureux que lorsque nous ne le sommes plus.
Peut-être plus important encore, Camus a lancé un cri de dissidence dans une culture qui confond souvent bonheur et paresse et a défendu l’idée que le bonheur n’est rien de moins qu’une obligation morale. Quelques mois avant sa mort, Camus apparut dans l’émission télévisée Gros Plan. Vêtu d’un trench-coat, il afficha son sourire de garçon espiègle et proclama devant la caméra :
Aujourd’hui, le bonheur est devenu une activité excentrique. La preuve en est que nous avons tendance à nous cacher des autres lorsque nous le pratiquons. En ce qui me concerne, j’ai tendance à penser qu’il faut être fort et heureux pour aider ceux qui sont malheureux.
Ce n’était pas une période où Camus arrivait à une remise en question mythique dans sa vieillesse car la culture du bonheur et l’éradication de ses obstacles étaient son objectif le plus persistant. Plus de deux décennies plus tôt, il avait contemplé « l’exigence du bonheur et sa quête patiente » dans son journal, capturant avec une simplicité élégante l’essence de la vie, une capacité à vivre avec élégance malgré le fait de savoir que nous sommes impermanents :
Nous devons être heureux avec nos amis, en harmonie avec le monde, et gagner notre bonheur en suivant un chemin qui mène néanmoins à la mort.
Mais son point de vue le plus perçant intègre les questions de bonheur et de sens dans la quête éternelle pour se retrouver et vivre notre vérité :
Il n’est pas si facile de devenir ce que l’on est, de retrouver sa mesure la plus profonde.
«Le bonheur après tout, est une activité originale aujourd’hui. La preuve est qu’on a tendance à se cacher pour l’exercer. Pour le bonheur, aujourd’hui c’est comme pour le crime de droit commun: n’avouez jamais. Ne dites pas, comme ça, sans penser à mal, ingénument: «Je suis heureux». Car aussitôt, vous verriez autour de vous, sur des lèvres retroussées, votre condamnation: «Ah! Vous êtes heureux mon garçon? Et que faites-vous des orphelins du Cachemire, ou des lépreux de la Nouvelle-Zélande, qui ne sont pas heureux, eux?» Et aussitôt, nous voilà tristes comme des cure-dents. Pourtant, moi, j’ai plutôt l’impression qu’il faut être fort et heureux pour bien aider les gens dans le malheur.» – Albert Camus
«Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m’a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m’aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir et le retour de brefs et libres bonheurs.» – Albert Camus
A Life Worth Living: Albert Camus and the Quest for Meaning vient de Harvard University Press et est une lecture remarquable dans son intégralité. Complétez-le avec Camus La mort heureuse.