« Aimer sans savoir aimer blesse la personne que nous aimons » a déclaré le maître dans l’art de l’interrelation Thich Nhat Hanh dans son traité sur la façon d’aimer, un sentiment particulièrement déconcertant dans le contexte de notre mythologie culturelle, qui nous répète sans cesse que l’amour nous tombe dessus par hasard, que c’est quelque chose qui nous frappe comme une flèche, plutôt qu’une compétence que l’on peut développer. Notre incapacité à reconnaître cet aspect est peut-être la principale raison pour laquelle l’amour est si étroitement lié à la frustration.
C’est ce que le célèbre psychologue allemand, psychanalyste et philosophe Erich Fromm (23 mars 1900-18 mars 1980) étudie dans son chef-d’œuvre de 1956, L’Art d’aimer, dans lequel il explique que selon lui, l’amour dépend de nous, et par conséquent l nécessite « effort » et « connaissance », il est un « art » à part entière.
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Fromm écrit : « Ce que nous voulons montrer en effet, c’est que l’amour n’est pas un sentiment à la portée de n’importe qui : il dépend de notre niveau de maturité. Que le lecteur soit bien persuadé que tous ses efforts en ce domaine sont voués à l’échec s’il ne s’essaie pas assidûment à épanouir sa personnalité en vue d’une orientation productive ; que l’amour individuel ne peut être source de satisfactions si l’on n’est pas capable d’aimer ses semblables, si l’on manque d’humilité, de courage, de foi, de discipline vraie. Dans une culture où ces qualités sont rares, un amour accompli doit être exceptionnel : demandons-nous seulement combien nous avons connu de personnes réellement aimantes. »
Erich Fromm/ image crédit Wikipédia
Fromm considère notre perception déformée du yin-yang nécessaire à l’amour:
« Pour la plupart, le problème essentiel de l’amour est d’être aimé plutôt que d’aimer, d’être capable d’amour. Dès lors, leur problème est de savoir comment être aimé, comment être aimable. En quête de ce but, ils suivent différentes voies. »
[…]
« Les gens pensent qu’il est simple d’aimer, mais qu’il est difficile de découvrir le « bon objet » à aimer – ou qui les aimera. Cette attitude découle de plusieurs raisons enracinées dans le développement de la société moderne. Mentionnons, entre autres, le changement important qui se produisit au vingtième siècle quant au choix d’un « objet d’amour ».
Selon Fromm, notre fixation sur le choix de «l’objet de l’amour» a semé une sorte de «confusion entre l’expérience initiale de« tomber »amoureux et l’état permanent d’être amoureux, ou mieux encore, de « se tenir » dans l’amour, ce que Stendhal avait abordé plus d’un siècle auparavant dans sa théorie de la «cristallisation» de l’amour. Fromm considère qu’il est dangereux de confondre l’étincelle avec la substance:
« Si deux personnes qui sont étrangères, comme nous le sommes tous, laissent soudainement s’abattre le mur qui les séparait, et se sentent proches, se sentent une, ce moment d’unicité est une des expériences les plus vivifiantes et les plus émouvantes de la vie. Il est d’autant plus merveilleux et miraculeux pour les personnes qui ont vécu séparées, isolées, sans amour. Ce miracle de soudaine intimité est souvent facilité s’il s’associe à, ou est suscité par, l’attraction et la consommation se%uelles. Cependant, de par sa nature même, ce type d’amour n’est pas durable. Les deux personnes s’accoutument l’une à l’autre, leur intimité perd de plus en plus son caractère miraculeux, jusqu’à ce que leur antagonisme, leurs déceptions, leur ennui mutuel, tuent ce qui a pu subsister de l’émoi initial. Mais voilà, au début elles ne se doutent de rien : elles prennent, en effet, l’intensité de l’engouement, cet état d’être « fou » l’un de l’autre, pour une preuve de l’intensité de leur amour, alors que cela ne fait que révéler le degré de leur solitude antérieure.
[…]
Il n’y a guère d’activité, d’entreprise, dans laquelle on s’engage avec des espoirs et attentes aussi démesurés, et qui pourtant échoue aussi régulièrement que l’amour. »
D’après Fromm, la seule façon de réduire cet échec est d’examiner les raisons sous-jacentes du décalage entre nos croyances sur l’amour et ses mécanismes – qui doivent inclure une reconnaissance de l’amour en tant que pratique informée plutôt qu’une grâce non méritée. Fromm écrit:
« La première démarche qui s’impose est de prendre conscience que l’amour est un art, tout comme vivre est un art ; si nous voulons apprendre comment aimer, nous devons procéder de la même manière que pour apprendre n’importe quel autre art, à savoir la musique, la peinture, la charpenterie, ou l’art de la médecine ou de la mécanique.Quelles sont les étapes nécessaires à l’apprentissage de tout art ? On peut par commodité distinguer deux parties dans le processus d’apprentissage d’un art : la maîtrise de la théorie et la maîtrise de la pratique. Si je désire apprendre l’art de la médecine, il me faut d’abord connaître les faits touchant au corps humain et aux diverses maladies. Lorsque j’ai acquis cet ensemble de connaissances théoriques, je ne suis encore compétent en aucune façon dans l’art de la médecine.
Je ne deviendrai un maître dans cet art qu’après une longue pratique, jusqu’à ce que finalement les résultats de ma connaissance théorique et les résultats de ma pratique fusionnent en un tout – mon intuition, essence de la maîtrise de tout art.
Mais, outre l’apprentissage de la théorie et de la pratique, il y a un troisième facteur nécessaire pour devenir un maître dans quelque art que ce soit – la maîtrise de l’art doit être l’objet d’une préoccupation ultime ; il importe que rien au monde n’ait plus d’importance que l’art. Ceci vaut pour la musique, la médecine, la charpenterie – et pour l’amour. Et, peut-être, trouvons-nous ici la réponse à la question de savoir pourquoi les membres de notre culture essaient si rarement d’apprendre cet art, en dépit de leurs échecs manifestes : c’est que, malgré un insatiable appétit d’amour, profondément enraciné, presque tout le reste passe pour plus important : le succès, le prestige, l’argent, le pouvoir – nous consacrons la presque totalité de notre énergie à apprendre comment atteindre ces objectifs, et nous n’en réservons quasi pas à apprendre l’art d’aimer. »
Dans la suite de son livre « L’art d’aimer » , Fromm continue d’explorer les incompréhensions et les faussetés culturelles qui nous empêchent de maîtriser cette compétence humaine suprême, décrivant à la fois sa théorie et sa pratique avec une profonde compréhension de la complexité du cœur humain.